Dans une lettre ouverte, le député européen appelle Emmanuel Macron, en déplacement ce jeudi dans la capitale rwandaise, à dire la vérité et à demander pardon.
Monsieur le président,
Vous avez rendez-vous demain avec l’Histoire.
Pas avec cette Histoire glorieuse, héroïque, monumentale que nous aimons tous, et nous Français plus qu’aucun autre peuple, revisiter et chanter.
Non, vous avez rendez-vous avec l’Histoire tragique, sanglante, sombre, l’Histoire que l’on préférerait ne jamais croiser, ne jamais connaître. L’Histoire des marécages où flottent les corps boursouflés des enfants morts, l’Histoire des églises transformées en abattoirs ou des collines tapissées de cadavres. L’Histoire des fosses septiques de Kigali dans lesquelles, dix ans après les tueries, on trouvait encore les squelettes des suppliciés et les jupes déchiquetées des femmes violées.
Vous avez rendez-vous avec Jeanne, Thierry, Annick et leur interminable cortège de fantômes, avec un million d’âmes errantes, un million d’êtres humains exterminés en cent jours d’avril à juillet 1994, pour la seule, l’impardonnable faute d’être nés Tutsi. Vous avez rendez-vous avec un génocide, ce crime absolu, loin, très loin de la boulimie rhétorique d’une époque qui pose sur chaque souffrance humaine des mots plus grands qu’elle. Vous avez rendez-vous avec l’horreur qui, elle, n’a pas de mot assez grand pour se dire. Vous avez rendez-vous avec le mal radical.
Et vous avez rendez-vous avec la vérité, la vérité crue, la vérité amère sur ce mal radical et les compromissions qui l’ont rendu possible. Vous pouvez, dans les heures qui viennent, tourner une page honteuse de la vie de notre nation.
Vous pouvez dire ce qui fut fait par nos dirigeants d’alors et ne doit plus jamais l’être par aucun. Vous pouvez, face aux dalles de béton du Mémorial de Gisozi qui recouvrent 250 000 massacrés, dire ce que fut le rôle de l’Etat français au Rwanda avant, pendant et après le génocide. Et en notre nom à tous, vous pouvez reconnaître notre responsabilité, vous pouvez demander pardon. Pardon aux morts et aux vivants.
«Dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité»
Qu’on vous soutienne ou qu’on vous combatte ici n’aura plus la moindre importance quand vous serez là-bas, vous marcherez à mille lieues des polémiques quotidiennes qui rythment la vie des cités, vous évoluerez dans une autre dimension et toucherez du doigt l’éternité. Oui, tout ne passe pas, tout ne s’efface pas. Et quand le temps lave les bassesses qui sont le quotidien de la politique, l’attitude des uns et des autres face aux grands événements, aux grands crimes, demeure, reste gravée dans le marbre du destin des peuples. Vous êtes notre président, vous portez la voix de la France. Et vous avez l’occasion demain de rendre à notre nation l’honneur qu’une politique criminelle de soutien militaire, financier, diplomatique à un régime génocidaire a foulé aux pieds. L’honneur que vingt-sept longues années de mensonge d’Etat ont souillé.
«Dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité, dire bêtement la vérité bête, ennuyeusement la vérité ennuyeuse, tristement la vérité triste» : faites vôtre, l’instant d’un discours au moins, la mission sacrée que Charles Péguy assignait à la parole dreyfusarde. Dites que jamais le génocide n’aurait eu lieu sans les interventions militaires françaises de 1990 et 1993 qui sauvèrent le pouvoir de ceux qui allaient le commettre. Dites que notre Etat a armé et entraîné les forces génocidaires et qu’il fut le seul au monde à accueillir les dirigeants rwandais en visite officielle pendant les tueries. Dites que le soutien aux extrémistes hutus et la guerre aussi abjecte qu’idiote contre le FPR continuèrent même après le génocide. Dites que François Mitterrand fut l’architecte de cette politique. Et dites les complicités de notre classe politique et de notre appareil d’Etat. Dites la vérité que jamais ni la gauche ni la droite ne surent dire.
Je vous en remercie
Vous avez fait le premier pas. Vous avez ouvert les archives et laissé travailler les historiens. Vous avez ignoré les voix qui vous demandaient de garder closes les portes des armoires. Moi qui vous critique souvent, je vous en remercie. Je vous remercie d’avoir permis à la lumière d’entrer dans les salles obscures qui conservent les secrets de famille les plus honteux. En 2004, pour avoir montré dans un film ce que la commission Duclert a confirmé il y a quelques semaines, nous avions subi les foudres des gardiens du Temple. Vous avez contribué à faire taire les indignes. Les trois jeunes gens de 20 ans que nous étions, avec Pierre Mezerette et David Hazan, comme toutes celles et tous ceux qui ont lutté pour que la chape de plomb soit levée savent combien la vérité compte d’ennemis puissants en France lorsque le simple nom «Rwanda» est prononcé.
Je vous remercie, aussi, d’emmener mon amie Annick Kayitesi-Jozan avec vous dans ce voyage vers la vérité et la dignité. Rescapée du génocide, écrivaine, citoyenne française, elle a maintes fois eu envie de déchirer son passeport, de changer de nationalité face aux dénis et aux mensonges de ses représentants. Combien de fois ai-je dû la supplier de ne pas le faire ? Combien de fois lui ai-je juré, parfois sans plus y croire, qu’un jour la vérité allait éclore, qu’un jour un président français allait se rendre à Kigali, dire la vérité et demander pardon ?
Faites en sorte que ce jour soit venu. Faites en sorte de réconcilier Annick avec son passeport. Faites en sorte de nous réconcilier avec nous-mêmes. Il ne s’agit pas là de «culture de la repentance», il s’agit de la vérité que l’on doit au passé et à l’avenir. Une nation ne s’abaisse pas, elle se grandit en éclairant les parts d’ombre de son Histoire. Et un homme ne s’abaisse pas, il se grandit en s’agenouillant devant la mémoire des génocidés. Et en leur demandant pardon.
Monsieur le Président, grandissez-vous, grandissez-nous demain à Kigali.
Par Raphael Glucksmann, député européen