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Littérature : Ulrich Metende sort bientôt « Critique de la bioéconomie »
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Kohet« Critique sur la bioéconomie », la deuxième œuvre du philosophe d’origine camerounaise Ulrich Metende prévu sortir le 27 novembre 2024. Dans cette interview exclusive, il évoque la question du statut politique des corps et du vivant au XXIème siècle.
- Que devons-nous comprendre par la bioéconomie ?
Merci pour votre question. Je dirai de prime abord que le concept de bioéconomie forgé par l’économiste Nicholas Georgescu-Roegen, fait son apparition au XXè siècle dans plusieurs disciplines académiques pour désigner à la fois l’étude des populations en biologie et un modèle de développement économique axé sur la gestion des ressources suivant une approche entropique, c’est-à-dire à partir du degré de désorganisation ou d’imperfectibilité du contenu en information d’un système. Et dans le cas spécifique du vivant. Par la suite, l’OCDE (Organisation pour la Coopération et le Développement Économique) et la Commission européenne, en feront le socle d’une économie dite de la décroissance, en mettant de l’emphase sur la croissance durable, qui devait se substituer l’usage des énergies fossiles en investissant dans l’exploitation des biomasses au moyen des biotechnologies. La bioéconomie visait ainsi une remise en question des principes de la croissance afin de prévenir l’effondrement, face à l’accélération du processus de surconsommation conduisant à l’épuisement des ressources. En envisageant la réorientation de nos perspectives de développement, la bioéconomie se déploie comme un mouvement écologique, notamment parce qu’elle se structure autour de la question de la défense des intérêts de la planète et des générations futures en limitant la surexploitation des ressources disponibles.
- Votre ouvrage commence par le mot “critique ” comment doit-on le percevoir ici ?
Tout d’abord, j’aimerais préciser que l’usage que je fais de la critique ici est méthodologique et théorique au sens de la philosophie moderne, qui en fait un moment évaluatif d’un système, d’une approche ou théorie à partir de ses conditions de déploiement et des conséquences qui en découlent pour cerner ses limites et bien évidemment envisager sa validité ou sa réorientation si nécessaire. Et c’est justement ce que je fais en démontrant que si chez Georgescu-Roegen, la bioéconomie devait nous permettre de parvenir à la systématisation d’un modèle économique capable de tenir compte des limites naturelles du monde en rejetant l’industrialisme productiviste au profit d’une économie qui évolue selon les rythmes du Tout-vivant, l’approche politique de la bioéconomie, qui se trouve notamment dans le plan d’action de l’OCDE dans un rapport qui date de 2009 intitulé : La bioéconomie à l’horizon 2030, quelle action ?, remplace la décroissance par le développement durable, en faisant du vivant une nouvelle source de productivité. C’est donc la critique de cette articulation entre bioéconomie et développement durable avec comme matrice, les biotechnologies, qui selon le rapport de l’OCDE, offriraient des solutions opérantes face aux problèmes de santé et de ressources auxquels nous sommes confronté aujourd’hui et éventuellement dans les années à venir, que je mène dans cet essai en essayant de saisir les motivations, les enjeux politiques, sociales et économiques de ce détournement de perspective opérationnelle des visées initiales de la bioéconomie.
- “Subordination du politique, du social et culturel par l’économisme”, comment expliquez-vous cette domination ?
Déjà, il faut préciser que par économisme, j’entends ici le fait de saisir l’ensemble des comportements et tendances sociales et politiques par une approche strictement économique. On est là au cœur des politiques extractivistes et prédatrices qui font de l’exploitation, de la production et de la consommation, les moteurs de notre civilisation. L’existence entière se résumerait à ces facteurs et d’ailleurs, l’articulation entre bioéconomie et le développement durable à partir des biotechnologies accorde un rôle de premier plan au financement de la recherche, au développement des technologies innovantes et à l’organisation d’un marché du vivant à l’échelle de la planète. L’économisme oriente désormais toutes les actions politiques, sociales et culturelles à travers l’exploitation efficace des ressources biologiques qui ouvrent la voie à de nouvelles opportunités technologiques, lesquelles entraineront sans aucun doute des mutations dans la configuration de nos rapports aux humains et autres qu’humains.
- Vous parlez d’une bioéconomie et d’un bio capitalisme, pouvons-nous avoir la différence ?
Il n’y a pas de différence à proprement parler, car la bioéconomie s’insère aujourd’hui dans un projet global de convergence des biotechnologies qui produit une société techno-bio capitaliste, au sein de laquelle les corps constituent désormais un capital à mettre en valeur. C’est d’ailleurs pour cela que je parle de la bioéconomie du corps à partir de l’exemple des bio banques -sang, cordon ombilical, sang menstruel, etc.- et biens d’autres aspects comme le tourisme médical de la procréation, qui participent activement à la mise en valeur de ce corps-capital et ressource à la fois. Le biocapitalisme (en vous reprenant), n’est rien d’autre que la mise en valeur de la vie elle-même, laquelle mise en valeur résulte de la rencontre des deux corps de la bioéconomie, notamment par le passage de l’in vitro (en dehors de l’organisme vivant) à l’in vivo (à l’intérieur de l’organisme vivant). Le bio capitalisme façonne à cet effet une sorte de bio citoyenneté néolibérale, laquelle, à l’aide de la bioéconomie du corps et de ses extensions fonde une économie de la promesse à partir d’un modèle entrepreneurial autour duquel s’organisent les industries cosmétiques par exemple, qui se servent de cette capitalisation du corps, à travers de cellules souches embryonnaires, autologues, le sang du cordon ombilical, le sang menstruel, etc., pour mettre sur le marché des produits participant à une promesse scientifique comme celle du culte de la jeunesse éternelle.
- Quel est le statut des corps et du vivant au 21ème siècle et à l’ère des intelligences artificielles ?
Vous faites bien de poser cette question, c’est d’ailleurs le cœur de ma réflexion dans ce livre. D’une part, en fonction des paradigmes, à l’instar des intelligences artificielles (l’IA étroite ou faible, l’IA générale ou forte et la super intelligence artificielle) comme vous le dites, mais aussi d’autres paradigmes comme le transhumanisme, le posthumanisme, le transgenrisme, etc., la question qu’on se poserait est la suivante : suis-je un corps ou ai-je un corps ? En fonction de la réponse à cette question, on pourrait déterminer le statut du corps. Et de la réponse à cette question, dépend d’une certaine manière la détermination du statut du vivant, qui relèverait d’une forme de continuité et même d’une cosmologie du lien si tant est que nous le saisissons avant tout comme une organisation au sens des mondes de la vie (humaine et autre qu’humaine). J’estime pour ma part qu’en ce siècle, la rationalité instrumentale accentue l’extractivisme de même que les technologies pénètrent toutes les sphères de l’existence en stimulant un désir profond d’artificialisation de l’humanité, à laquelle se combine une forme de devenir-objet du Tout-vivant et parce qu’il y a une unification tendancielle des corps au Tout-vivant, alors ces derniers n’apparaissent plus que comme du capital (corps-capital ou ressource), de la matière (les matières premières), de l’énergie (objets de consommation) et un flux informationnel dont on besoin pour créer des réseaux d’exploitation. Le XXI è siècle serait donc celui au cours duquel l’abstraction généralisée des corps et du vivant aura atteint un point culminant, d’où l’urgence de repenser nos politiques du vivant et de l’habiter.
- Pensez-vous que nous avons changé d’époque, de paradigme ?
Absolument ! Pour certain.e.s, notre époque serait l’ère de l’anthropocène (époque où l’activité humaine est devenue la contrainte géologique dominante face aux autres forces géologiques (Eugène Stoermer, Josef Crutzen), d’autres évoquent le capitalocène pour démontrer en quoi le capitalisme en tant que système économique est responsable de l’ensemble des dérèglements actuels (Andréas Malm) ou encore du Brutalisme (Achille Mbembe), pour dépeindre ce qu’il estime être la combustion du monde, etc., peu importe le paradigme, il est évident que nous nous acheminons vers changement radicale de notre condition terrestre en orchestrant ce que j’appelle la mort-de-la-Terre ou « terricide », car la continuité de la Terre en tant que notre horizon commun n’est possible que si nous envisageons une politique de la décélération vis-à-vis des logiques de captation, de prédation, de domination, d’extraction et d’effondrement.
- Mais qu’en est-il de l’extractivisme à proprement dire ? Peut-on envisager une autre approche ?
L’extractivisme est tout simplement une politique de la prédation. Il est essentiel de saisir les logiques de l’extractivisme en tant qu’exploitation massive et violente des corps que l’on soumet au travail dans des conditions extrêmes pour extraire leur énergie qui sert à la production des biens de consommation, cela a notamment été le cas durant l’esclavage et la colonisation et prend d’autres formes aujourd’hui au sein des tissus du capitalisme et du bio-capitalisme, car les corps sont mobilisés comme ressources et matières premières. L’extractivisme consiste aussi ) extraire/puiser directement dans le milieu naturel (sol, sous-sol, organismes vivants, molécules, sources d’énergie, etc.), pour accroître sa puissance, sa force et son hégémonie sur les autres. C’est la raison pour laquelle, j’analyse l’extractivisme sous le prisme d’une politique de la domination et par extension d’une « nécropolitique », parce que la mise à mort des dominés est son principal leitmotiv. Pour sortir de l’extractivisme, je propose une rénovation de notre ontologie, qui selon moi s’est enracinée dans les perspectives de la prédation, de l’exploitation et de la domination.
- Comment contourner la logique de l’extractivisme accentuée par l’économisme ?
Je pense qu’il faudrait au préalable nous défaire de ce que je nomme à la suite de Corine Pelluchon, l’anthropocentrisme despotique. L’anthropocentrisme despotique est d’ailleurs la matrice de l’anthropocène, du capitalocène et du brutalisme, et en tant qu’une des racines principales de l’économisme, il encourage l’instrumentalisation des corps et du vivant ainsi que l’exploitation à outrance des ressources . Dans mon précédent livre (Du désir de vie. Essai sur une écologie de libération en postcolonie, Kala-Hermann, 2024), je proposais l’écologie de libération comme piste pour sortir des logiques extractives de la plantocratie, il s’agissait alors de militer en faveur de l’écologie comme espace de libération et mouvement de reprise de soi à travers la décolonisation de nos imaginaires, des cadres théoriques et épistémologiques à partir desquels on pourrait repenser l’habiter et les outils de l’habitation du monde, je prônais alors la formation d’une subjectivité inscrite dans l’ordre de la transgression, laquelle ouvrait la voie à une économie de l’insoumission qui se substituerait à l’écononisme, ce d’autant plus que l’insoumission radicale telle que je l’envisage, nous émancipe des dispositifs de domination, de contrôle, de captation, d’appropriation et d’exploitation. Cette proposition reste totalement valable ici, et j’ajouterai même qu’il ne faudrait pas contourner la logique de l’extractivisme, mais plutôt s’y détourner si ce n’est de la détruire, en faisant de l’écologie et de la bioéthique des politiques du quotidien, dans la perspective d’une nouvelle forme d’anthropologie qui questionnerait en permanence nos styles de vie, nos choix politiques et économiques et surtout la qualité du monde que nous voulons transmettre aux générations futures. Et les cosmologies africaines qui sont des cosmologies de la continuité, nous donnent de la matière pour réformer la manière prédatrice et consumériste d’être en relation avec le vivant.
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- Peut-on envisager un acheminement vers une société post-économiste et post capitaliste ?
Absolument ! C’est d’ailleurs ce que je propose à partir de deux axes. Le premier qui est lié à l’écologie de libération permet de ne plus réduire l’écologie aux aspects physiques, mais de l’intégrer à toutes les dimensions de notre existence. Dans notre rapport aux corps et au vivant aujourd’hui, nous devons être à même de nous ouvrir à tous les êtres et tous les mondes visibles et invisibles autour desquels s’articule notre habitation du monde. Pour s’y faire, l’écologie de libération qui est la matrice de ma pensée du soin et de l’habitabilité du monde, est avant tout une phénoménologie de l’habitation, car elle nous permet de reprendre possession des lieux occupés par le capitalisme en redevenant une entité avec le Tout-vivant. Elle est ensuite une éco-poétique qui nous donne de vibrer avec le Tout-vivant et c’est en cela qu’elle est en phase avec la perspective de l’élargissement du sujet, c’est-à-dire ce processus métaphysique et politique à partir duquel chaque être devrait prendre conscience de ses liens consubstantiels avec le Tout-vivant, lesquels liens obligent à ce que l’on restructure notre conception du monde, notre rapport aux choses, aux techniques, aux outils, à l’économie et au capital. On pourrait donc penser une société post-capitaliste à partir de ces postulats qui ouvrent la voie vers ce que j’appelle l’anthropo-relationnalité intégrale.
- Les États, dans leur forme actuelle peuvent-ils jouer un rôle pour repenser la bioéthique et l’écologie comme des politiques du quotidien ?
Bien qu’il soit difficile de parler de tous les États dans le monde, car chacun d’eux a forcément ses spécificités, et même que les régimes varient d’un lieu à un autre, mais je peux dire en ce qui concerne les démocraties africaines actuelles, puisque je parle de démocratie élargie, qu’il faut nécessairement une reconfiguration du politique au sens large, à travers une déconstruction des schémas démocratiques traditionnels hérités de la colonisation, si l’on veut que ces États jouent un rôle de premier plan dans la mise en place de la bioéthique et de l’écologie comme des politiques du quotidien. On a nécessairement besoin de nos États, notamment parce qu’ils ont des missions régaliennes (assurer la sécurité, définir le droit, rendre justice, etc.), et au nom de ces missions, ils se doivent d’intégrer des initiatives privées émanant des organisations de la société civile, des associations par exemple, qui apporteraient un supplément aux manquements relatifs à une prise en compte des intérêts du Tout-vivant dans les politiques gouvernementales. De manière pratique, il serait par exemple envisageable d’intégrer constitutionnellement une chambre parlementaire constitué des bénévoles relevant des milieux associatifs pour débattre des questions liés aux autres qu’humains, aux êtres fluides et mêmes des savoirs endogènes qui peuvent nous permettre de penser une écologie ancrée dans nos savoirs et pratiques ainsi qu’une bioéthique à partir des cosmologies africaines, qui sont comme je l’ai dit plus haut, des cosmologies de la continuité de la vie. Ces institutions issues de cette démocratie élargie pourraient alors servir d’auxiliaires aux institutions qui existent déjà et travailler en étroite collaboration pour proposer des lois à partir de la perspective de ce qui fonde notre ontologie qui est la fois une ontologie de l’invisible, permettant d’appréhender le rapport à l’être dans sa totalité, à partir du rapport à soi, à l’autre, aux ancêtres, aux divinités, etc. Elle est aussi en grande partie fluide, parce que notre source de vie est liquide et le même liquide sert de moyen de purification tout en étant un élément essentiel pour notre régénération. Cela dit, la bioéthique et l’écologie sont en soi nos politiques du quotidien en Afrique, il s’agit tout simplement de les inscrire concrètement dans le projet politique institutionnel, ce que j’appelle la démocratie élargie.
Réalisée par Sandra KOHET
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